Le bruit est terrible. Je regarde papa. S’il n’a pas peur, je n’aurai pas peur non plus. Papa est formidable, il a le sens de l’orientation, il parle plusieurs langues, il sait conduire. Avec lui, rien ne peut nous arriver. Maman se cache parfois pour pleurer, mes deux petites sœurs marchent en dormant à moitié, parfois quelqu’un porte la plus jeune, ou lui offre une place sur des bagages entassés à la va-vite sur une charrette. A ma tante aussi, enceinte d’un bébé qui doit naître le mois prochain. De mon petit frère et de mes grands-parents, nous ne savons rien : ils étaient chez eux, à la campagne, trop loin pour les emmener quand nous avons décidé de partir.
Papa n’a pas peur, alors moi non plus. Je porte Nicky, mon fox-terrier, il a les pattes en sang. Maman me dit de le laisser … jamais ! On a déjà dû abandonner le chat en partant.
Le bruit, à nouveau. On se jette dans un fossé, la terre vole en grosses mottes autour de nous. Les avions passent, ils pilonnent les ponts, les usines, les troupes … donc aussi les colonnes de tous ceux qui hier encore dormaient paisiblement chez eux. Il y a quelques jours à peine, personne ne croyait à cette guerre qui nous a jetés sur les routes.
On se relève. Le jeune soldat qui pleurait son copain tué deux heures plus tôt gît un peu plus loin. Des morts, je ne connaissais que ma grand-mère paternelle, toute belle et douce dans son lit, il y a quelques années. Depuis huit jours, j’en ai vu tellement. Et les chevaux, tout gonflés, et qui puent.
Des gens nous insultent, pas beaucoup. Des pillards sont passés avant nous, saccageant les maisons vides. Heureusement la plupart des gens que nous rencontrons ont au contraire pitié de nous, ils nous ouvrent leur porte, nous laissent dormir dans leur grange ou dans leur cave, parfois même dans un lit. Nous sommes si épuisés que nous dormons n’importe où, malgré le bruit des bombes. Certains nous donnent à manger, d’autres nous vendent l’une ou l’autre denrée. D’autres encore nous roulent sur la marchandise, ou nous vendent de fausses informations sur le passage de la frontière française. Comme papa, maman sait faire plein de choses : elle a même trait une vache abandonnée dans une étable, et partagé le lait avec d’autres réfugiés qui nous accompagnaient un bout de chemin. Partout c’est la pagaille, le pire et le meilleur se côtoient sans cesse.
Nous avons de la chance, cette folle équipée ne dure que dix-huit jours, au bout desquels nous retrouvons à Liège notre maison intacte. Personne d’entre nous n’a été tué ou blessé.
La guerre s’installe pour longtemps. Mais je suis jeune et courageuse. Comme toute ma famille. Comme beaucoup. Je m’appelle Jenny, et dans trois semaines, le 18 juin 1940, j’aurai 14 ans.

Texte basé sur les écrits de ma maman Jenny Cluyten, qui a toute sa vie tendu la main à tout le monde.