Bonjour,

Je m’appelle Jeanne. Je suis née en avril 1903, dans une ferme du pays de Herve.
Là, vous me voyez dans les rues de Liège au milieu des années 30, en compagnie de mes deux aînées. J’ai deux autres enfants. Ils vivent à la campagne, chez une nourrice et chez mes parents. Quatre enfants en huit ans, en plus du commerce d’alimentation à tenir et de la crise de 29 qui a ruiné nos premiers efforts d’entrepreneurs, ce n’est pas simple. La vie est dure, mais elle est gaie.
Surtout grâce à Arthur, ce diable d’homme de 10 ans mon aîné que j’ai épousé à 19 ans à peine. Il veut le meilleur pour nous, on porte chapeaux et quand on a de l’argent on roule carrosse … de splendides automobiles qui en jettent, comme vous dites maintenant. Tu as vu les photos. Après guerre, je faisais tailler des manteaux dans les vieux pardessus de mon mari, on rajoutait un col en velours et tout le monde nous trouvait chic. Il vaut mieux faire envie que pitié, disions-nous.
Je n’ai jamais beaucoup parlé de ma vie, il y a des choses que je n’avais pas envie de raconter. A ma fille aînée, quand même. Qui dira jamais la force de la relation qui unit une mère à son premier enfant ?
Ce que mes petits-enfants savent de moi aujourd’hui, c’est elle qui leur a transmis, ma grande fille qui m’a soignée jusqu’à la fin, en 2001. Dire qu’à 80 ans je ne voulais pas qu’on fête mon anniversaire, superstitieuse comme je l’étais. J’en ai encore connu dix-huit. Quelle vie !
Gamine, je courais au portail pour voir passer une charrette annoncée par le bruit des sabots du cheval. Et j’ai vu l’homme marcher sur la lune ! A 13 ans j’ai quitté l’école, j’avais trois sœurs et deux frères, la ferme était petite, mes parents trimaient. Papa ne savait pas lire, Maman bien … toute sa vie elle a dit que c’était parce qu’il n’y voyait pas bien, elle protégeait son homme d’un fait qu’il jugeait humiliant. N’écris pas cela, on ne dit pas ces choses-là.
Mon premier frère cadet s’est tué à moto à vingt ans, j’en ai eu une sainte horreur toute ma vie, de ces foutus engins. Bon, entretemps tu as trouvé cette coupure de journal relatant le fait divers d’un side-car s’encastrant de nuit dans un camion non éclairé, il avait raté son train et fait du stop, mais c’est pareil. Mon deuxième frère cadet est mort à vingt ans aussi, dans le sud de la France, où il était parti rejoindre le maquis. Un si beau garçon, mort de la gangrène au bord d’une route parce qu’une charrette lui avait écrasé le pied. Ça m’a touchée que tu aies recherché sa tombe, tu n’aurais peut-être pas dû me dire qu’elle avait été « retournée ». Vous les jeunes, vous êtes encore plus durs que nous.
Nous on a eu de la chance, on est tous rentrés vivants de l’exode. C’est nos médailles de la Vierge qui nous ont protégés. Ne ris pas, j’y ai toujours cru. Les avions passaient en rase-mottes sur les colonnes de réfugiés, on se jetait dans les fossés, on en a réchappé. On n’avait plus rien, mais on était vivants.
On a recommencé un commerce en gros. On a marié les enfants, des mariages d’amour qui faisaient voyager : ton père, le beau militaire venu de Flandre; ton oncle, le bel italien dont la famille avait fui Mussolini; ta tante, cette ravissante poupée plus belle que Marylin ; et ton autre oncle, fou amoureux de ma plus jeune. J’adore les histoires d’amour, vous me taquinez tous pour mes lectures de Nous Deux et autres Confidences, mais c’est pour cela que tu venais encore chez moi, déjà adolescente, dans mon petit deux pièces de retraitée, pour bouquiner dans mon grand lit à l’ancienne, toutes les deux sous la couette à rire comme des gamines en lisant nos petites histoires. Quelle revanche, quand d’où je suis maintenant, j’ai vu ton aînée présenter à l’ULB une thèse sur le roman sentimental, et décrocher les plus hauts grades en défendant le droit à la lecture d’amusement devant ses doctes professeurs. J’ai bien ri, comme j’ai su le faire toute ma vie.
Oui, je me tracassais pour vous, je sais que je vous ai transmis cela comme un poids en héritage … c’est par amour. Pour moi-même, je ne me suis jamais tracassée. J’ai été pauvre, j’ai cru être riche, et déjà j’étais à nouveau pauvre … mais ça c’est toi qui le dis, parce que moi, j’étais riche de vous, de l’amour, même si mon mari est parti alors que j’avais à peine cinquante ans. Tu te rappelles que je continuais la représentation commerciale, à pied, en t’emmenant avec moi quand c’était les vacances ? On s’en sort toujours quand on a une tête de pioche.
Qu’est-ce que tu dis ? je n’entends plus très bien, ça vous fait tous rire, les quiproquos que cela crée. Bon, et puis ça m’arrange de ne pas tout entendre, tu le sais bien.
Allez, on va dormir maintenant, il est tard. La mort n’existe pas tant que les vivants se souviennent.